jeudi 23 mai 2019

Sérotonine M.Houellebecq

C'est un petit comprimé blanc, ovale, sécable.
Vers cinq heures du matin ou parfois six je me réveille, le besoin est à son comble, c'est le moment le plus douloureux de ma journée. Mon premier geste est de mettre en route la cafetière électrique; la veille, j'ai rempli le réservoir d'eua et le filtre de café moulu (en général du malongo, je suis restá assez exigeant sur le café). Je n'allume pas de cigarette avant d'avoir bu une première gorgée; c'est une contrainte que je m'impose, c'est un succès quotidien qui est devenu ma principale source de fierté (il faut avouer ceci dit que le fonctionnement des cafetières électriques est rapide). Le soulagement que m'apporte la prmière bouffée est immédiat, d'une violence stupéfiante. la nicotine est une drogue parfaite, une drogue simple et dure, qui n'apporte aucune joie, qui se définit entièrement par le manque, et par la cessation du manque.

La sérotonine cette « hormone du bonheur », délivrée par le Captorix, l'antidépresseur dont ne peut se passer  Florent-Claude mais dont les effets sur la libido sont dévastateurs.
Florent-Claude est un "héros houellebecquien" pur jus. 46 ans, employé au ministère de l'agriculture, pour qui il rédige des notes et des rapports à destination des négociateurs européens. Il boit pas mal, fantasme sur les jeunes femmes, détruit les détecteurs de fumée des hôtels, ne trie pas ses déchets, aime les animaux. Il vit en ville mais il aime par dessus tout les balades en forêt. Fumeur compulsif il est aussi complètement dépressif. Bref, le héros de "Sérotonine" est un spécimen magnifique de héros houellebecquien.
La prose de Houellebecq est drôle. Le livre est parsemé de saillies drolatiques, violentes, provocatrices emplies d'ironie noire, qui font presque systématiquement mouche grâce un style d'une maitrise très efficace : beaucoup de phrases ou de paragraphes changent de registre de langue ou d'échelle en cours de lecture, commençant par exemple dans un lyrisme très travaillé pour s'achever dans du trivial, du grossier, du très humain terre-à-terre. 
La saisie du contemporain est d'une rare acuité. Incroyables cinquante dernières pages qui mettent en scène la révolte des abandonnés, non pas les gilets jaunes, mais leurs frères jumeaux, les agriculteurs, qui affrontent violemment les CRS. Le livre est complètement au diapason du malaise qui saisit la France, de la désespérance paysanne, un livre politique donc qui tire à boulets rouges sur l'ultra-libéralisme et la complicité de l'UE qui l'accompagne, avec une empathie totale à l'égard des agriculteurs ( magnifique personnage du meilleur ami du narrateur, Aymeric ).  
Ce qui est nouveau c'est le romantisme désespéré qui court durant tout le roman. Vrai que le premier personnage féminin évoqué ( Yuzu la dernière compagne japonaise ) est gratiné, grotesque ( très drôle, forcément très drôle ), que le deuxième ( Claire, l'intermittente du spectacle ) est triste à pleurer, mais celui de Camille, le grand amour perdu, est d'une épure superbe, loin de la misogynie souvent affichée par l'auteur. Camille revient dans le récit comme une obsession à laquelle se raccrocher pour peut-être pouvoir vivre ; elle traverse les chapitres comme le souvenir du paradis perdu, un souvenir qui fait du bien mais qui fait tout aussi mal lorsqu'on ne peut le vivre à nouveau.
Il y a vingt-trois ans, dans Le Sens du combat, le poète Houellebecq décrivait déjà, mais avec d’autres mots, cette grande désespérance de l’homme dans un monde désenchanté : « Nous avons traversé fatigues et désirs / Sans retrouver le goût des rêves de l’enfance / Il n’y a plus grand-chose au fond de nos sourires, / Nous sommes prisonniers de notre transparence. » 
Poignant.  

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